#débat – Le facilitateur peut-il (et doit-il) rester neutre ?

Lors d’un atelier de créativité j’ai vu mon équipe produire des idées vraiment pas innovantes, voire totalement dépassées… J’avais une assez bonne connaissance de leur sujet, et donc plein d’idées à leur donner…

Je n’avais qu’une envie: prendre des post-it et jouer avec eux. 

Aïe. On touche là à un sacré sujet pour les facilitateurs : la neutralité. 

En théorie, la base de la posture du facilitateur est de rester neutre. Il ne s’implique pas dans le contenu. Il ne donne pas son avis sur le fond. Son rôle est de garder le cap, de tenir le cadre. Il doit dérouler le processus qu’il a dessiné pour que l’équipe arrive, par elle-même, à son objectif. 

Pour l’atelier dont je vous parle, j’ai allongé la partie idéation le plus possible. J’ai introduit de nouveaux inputs pour les challenger : si vous étiez telle personne, avec telle contrainte, prenons cette idée et poussons-la le plus loin possible… 

A la fin, je suis sortie déçue. Et eux aussi, un peu. Ils pensaient que cet atelier allait faire office de “baguette magique”, pour tout d’un coup leur donner les idées géniales qu’ils cherchaient depuis plusieurs mois. 

Cette expérience (loin d’être un cas isolé), m’a amenée à me poser cette question, comme un pavé dans la mare de la facilitation : le facilitateur peut-il, et doit-il, vraiment, rester neutre ?

Mais au fait, c’est quoi, avoir une posture “neutre”? 

La posture neutre consiste à ne pas intervenir sur le fond des sujets, mais à rester garant de la forme, du processus.

Le facilitateur ne doit pas prendre parti pour une idée ou pour une personne. Il ne doit pas juger la qualité des idées émises. Il est expert en intelligence collective, se concentre sur l’évolution du travail du groupe, et c’est tout !

Un exemple de posture délicate : vous remarquez que l’équipe n’explore qu’un spectre réduit du champ de réflexion possible. Elle oublie de creuser dans des domaines qui vous semblent pertinents. Que faire ? Proposer d’investiguer aussi ces champs-là ? 

1ère hypothèse : si l’équipe n’y va pas d’emblée, c’est qu’elle a de bonnes raisons de ne pas le faire. Si vous intervenez pour l’orienter, vous allez influencer son cheminement. Vous allez l’amener sur des terrains qu’elle n’aurait pas explorés spontanément, qui ne sont peut-être, en fait, que le résultat de vos souhaits à vous

Et vous n’êtes pas là pour vous faire plaisir et vous exprimer. Vous êtes là au service de l’équipe.

2ème hypothèse : il peut aussi s’agir d’un biais cognitif bien connu : l’effet de groupe, un effet “mouton” dans lequel tout le monde s’engouffre dans une direction en oubliant de prendre les chemins de traverse. 

Et là, il est du ressort du facilitateur de lever ces effets de groupe et de lutter contre les biais cognitifs qu’il doit identifier. Il doit alors proposer un processus qui permette de sortir de la voie unique et d’explorer les pistes délaissées. Mais sans les souligner expressément.  On est sur le fil du rasoir ! 

Rester neutre tout en faisant progresser son groupe vers l’atteinte de ses objectifs est donc un exercice qui s’annonce déjà délicat. 

Allons un peu plus loin. 

La neutralité, pour quoi faire ?

La neutralité est un instrument utilisé par le facilitateur pour atteindre un niveau de rigueur permettant la production de connaissances qui appartiendraient au groupe.

On est ici dans l’exacte réplique de la neutralité visée par les scientifiques . Elle serait la garantie de pouvoir produire un certain type de savoir, la science, qui se voudrait la plus objective possible et donc la plus universelle. 

Adopter une posture neutre serait ainsi offrir une garantie de vérité. Les résultats obtenus ne seront pas biaisés par l’influence du facilitateur, tout comme les résultats d’une expérience scientifique ne seront pas biaisés par l’influence du scientifique qui mène l’expérimentation. 

La neutralité est donc essentiellement d’ordre méthodologique et déontologique. Elle fait partie des règles et des devoirs qui régissent la profession de facilitateur. 

Dans la Déclaration de valeurs et code d’éthique de l’IAF adoptée en juin 2004, il n’est toutefois pas question de neutralité, mais d’impartialité. Et ça, ça change pas mal de choses !

La neutralité est-elle possible ? Est-elle même souhaitable ?

Je pense sincèrement que non. Voici pourquoi : 

Parce que le refus de la neutralité est un engagement politique dont nous avons besoin

Le mythe de la neutralité de la science a été détruit il y a bien longtemps, entre autres par Thomas Khun. Il nous explique que nous sommes tous inscrits dans un paradigme qui nous influence indéniablement. 

Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, qui dépend de l’évolution scientifique, sociologique, humaniste, voire politique de notre société. Notre collectif repose ainsi sur un ensemble de croyances partagées qui permettent le vivre ensemble. 

Parfois les paradigmes évoluent, voire basculent. Ces évolutions demandent beaucoup de temps et d’opiniâtreté pour ceux qui prônent une nouvelle manière de voir le monde. Ce fut le cas par exemple de la révolution héliocentrique impulsée par Copernic. 

Pour moi, la communauté des facilitateurs en intelligence collective porte aujourd’hui les germes d’un changement de paradigme pour les organisations. Nous prônons l’horizontalité, la collaboration, la fin des anciens modèles managériaux paternalistes, descendants et unilatéraux.  Et à chacune de nos interventions, nous posons des graines de ce changement dans le patrimoine culturel des groupes avec lesquels nous travaillons. 

En ce sens, nous ne pouvons pas du tout être neutres, car nous nous inscrivons dans une pensée politique, qui porte une autre manière de concevoir l’être ensemble, en l’occurrence dans le cadre professionnel. Chacun de nos choix (d’outils, d’éléments de langage, de manière d’être) est marqué par cet ensemble de croyances. 

Pour reprendre les termes de l’historien Howard Zinn, “la neutralité est illusoire” car chaque choix que nous faisons est orienté par notre engagement pour une évolution des organisations et des structures humaines vers ce qui nous semble bon.  

Ainsi, assumer cet engagement et renoncer à une prétendue objectivité irréaliste est avant tout une dimension politique, plutôt qu’un prérequis méthodologique ou déontologique.  

Parce que le langage contribue à construire le monde. Et notre métier repose sur le langage. 

Dans sa théorie des actes de langage, le philosophe John Austin met en lumière que nos mots peuvent avoir un effet performatif, et non seulement énonciatif. Dire, c’est faire ! Quand un maire prononce les mots du mariage devant un couple qui s’unit, ses mots agissent sur le monde. Ils n’en sont pas qu’une simple description.

Un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d’accomplir l’action concernée. Or notre métier consiste à énoncer des consignes. Notre rôle, c’est de poser des questions efficaces au groupe pour le faire progresser. 

Or, une question efficace est, par définition, une question qui a un effet ! Elle n’est donc par essence absolument pas neutre. 

Toute connaissance produite par le groupe est elle-même une réponse à cette question qui vise un effet. Le choix et la formulation de la question sont donc au sommet de la pyramide de la vigilance en termes d’influence. 

Et là, neutraliser cette influence est, à mon sens, impossible. 

En revanche, on peut encore tendre vers l’objectivité, vers l’impartialité, ainsi que le propose l’IAF. 

Quoique, sur ce point également, j’ai encore quelques sérieux doutes … 

Parce que le mot est un miroir du “je”. 

Les mots que je choisis pour exprimer mes pensées reflètent qui je suis. Donc quand je m’adresse au groupe, avec des mots choisis pour exprimer les objectifs, le cadre, les consignes, je façonne une réalité pour ce groupe qui va nécessairement influencer ce qui va en résulter. 

Mes mots sont donc déjà un élément difficilement objectivable, mais également ma personnalité. Mon énergie, mes valeurs, mon attitude physique, mes vêtements aussi vont porter d’innombrables messages qui seront autant de points d’influence sur le rendu des ateliers que je facilite. 

Est-ce que je sur-estime ici l’impact de ces éléments de communication non verbale ? Je ne le crois pas. Déjà, dans notre trio, nos trois personnalités différentes ont chacune un impact sur les travaux de nos groupes. Et même si nous avons toujours en tête l’importance de la posture objective, le même atelier avec le même groupe facilité par Solenne, Tiana ou moi, ne produira pas les mêmes résultats. 

Quand l’impartialité se heurte à l’éthique

Enfin, un dernier point qui me fait horriblement douter de ma capacité totale d’objectivité est celui de l’éthique. 

Pourrais-je accepter qu’un groupe avec lequel je travaille développe une idée qui ne correspond absolument pas avec ma manière de concevoir le monde ?

Par exemple une proposition d’action ayant un impact destructeur sur l’environnement, toxique pour les gens, basée sur des idéaux racistes, misogynes, homophobes? 

A quel moment ma propre éthique, mes valeurs doivent-elles interférer avec celles du groupe ?

Alors ici, je le dis tout haut : immédiatement ! Je suis incapable d’accepter que le résultat des ateliers que je facilite ait un impact que je juge mauvais sur le monde. Je ferai tout pour recadrer les idées, suggérer des alternatives, souligner les conséquences. 

Et dans cas, je mets toute neutralité, objectivité et impartialité à la poubelle (ou du moins, dans un placard). 

Et je rejoins Foucault et Bourdieu en transférant aux facilitateurs l’absolue nécessité de l’engagement des intellectuels. Nous ne pouvons pas regarder les hommes tomber sans nous engager pour les rattraper. Au moins dans nos ateliers. 

Voilà, c’est un parti pris. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire l’effort d’impartialité lorsque tout va bien, lorsque nos valeurs fondamentales ne sont pas mises en jeu. 

Alors, malgré tout ça, comment faire pour ne pas trop influencer le travail du groupe que nous facilitons ?

Retrouvons-nous sur un prochain article, et je vous donne mon point de vue et de bons outils méthodologiques pour réussir à tendre vers une juste posture d’impartialité, dans les limites observées ici !

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1 commentaire

Monier -

Bonjour
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article. Je suis référente technique d’une micro crèche. Une de mes missions est d’organiser le travail de l’équipe pour répondre du mieux possible aux besoins des enfants. j’ai instaurer des réunions d’équipe afin d’échanger de de mettre en place des projets. Je ne peux pas être neutre . imposer n’est pas ma manière de faire. Je réalise une trame avec des questions ouvertes en demandant à mes collègues leur point de vue sur un thème précis et ensuite nous décidons . Oui parfois je ne suis pas entièrement satisfaite du résultat . Je réalise un compte rendu pour chaque temps d’échange et chacune le signe. Ma technique n’est peut être pas parfaite mais elle a permis de faire évoluer la pratique de l’équipe.

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